Chroniques: Le 24 octobre 2018
Des matins de ciel bleu, où je voudrais plonger, nager, des températures d'étés parisiens où l'air semble lavé de toute humidité estivale japonaise, et les cricris chantent encore dans l'herbe comme en France, sur les aires de repos de l'autoroute des vacances.
Les salarymans aux costumes sombres se pressent à pas énergiques vers la gare, pour aller travailler. Encore un, comme souvent, qui "va aux fraises", comme on le dirait si éloquemment chez nous, c'est à dire qu'il porte son pantalon trop court au dessus des chevilles, la ceinture tirée sur le haut des hanches.
Les Japonais ne doivent pas percevoir cela comme un air benêt, l'antithèse de l'élégance dans un vêtement qui se voudrait pourtant tel...
RACISME ORDINAIRE
Comme toujours, dans le wagon bondé, la place restait libre à côté de moi, et seulement à côté de moi, l'étrangère, la Gaijine, la paria!
Dans ma leçon du jour, portant justement sur le racisme, j'en touche mot à des étudiants âgés qui me répondent que "Meeuh non, il ne faut pas croire, c'est par respect, la distance du respect, comme on le ferait avec un supérieur, et aussi parce qu'ils ont peur de se faire... adresser la parole en anglais, les pauvres, et vous êtes trop impressionnante pour eux, trop belle même!"
Ah haha, ben voyons, belle manière de justifier leur insidieuse et indéniable xénophobie, mais c'est gentil tout de même! "Moi, je m'assiérais plutôt volontiers à côté de vous, et je vous parlerais même", dit l'une "vous êtes une Occidentale, de ces contrées dont nous rêvons, et étudions les langues, mais personnellement, je ne le ferais pas avec un Noir ou un Asiatique non Japonais, comme un Chinois, un Coréen...Alors, d'un côté je les comprends !"
"Soo So so (oui oui oui)" appuie sa voisine dans un hochement de tête convaincu.
...
SERVICE
Je viens de m'acheter un parfum dans un grand magasin. La jeune vendeuse qui s'occupe de moi se montre on ne plus professionnelle dans sa gestuelle et ses tirades polies dignes de la rigueur parfaite
d'une cérémonie du thé. De la même manière, elle extrait d'un grand tiroir un sachet d'emballage en
carton plastifié d'un jaune solaire, profond lumineux et chaleureux qui me replonge en un instant dans le bonheur et les saveurs d'un été méditerranéen. Je laisse échapper à mon grand dam que "j'adore cette couleur". Ma vendeuse tourne alors la tête sur le côte, baisse les yeux pour se mettre à ricaner comme une idiote les cinq doigts posés en corolle sur sa bouche, dans un air qui se veut mignonnement embarrassé. Elle qui a réponse à tout dans le rôle qu'elle tient dans le magasin, j'en suis venue à la perturber avec une remarque totalement inattendue et destabilisante qui ne figurait pas dans son petit manuel de vendeuse de parfums. "Le client dit qu'il aime la couleur".
Que répondre et comment réagir à ça, hein? Solution fourre-tout: rire bêtement.
Non, vraiment, dans le service japonais, les ressentis personnels, la spontanéité, un brin de complicité dans une parole, un sourire n'ont pas leur place.
108 yen, me lance en me tendant sa main blanche et moite le jeune vendeur d'un petit magasin d'articles à 100 yen où je viens de m'acheter un carnet de notes. Je lui remets mon dû. Et lui de se figer ainsi, me fixant d'un air de timoré embarrassé, la bouche entrouverte. Je ne comprends pas. Il secoue alors un peu sa main afin de faire rebondir les deux pièces que j'y avais posées. Je m'aperçois que je lui avais malencontreusement refilé deux pièces de 10 au lieu d'une pièce de cent et une pièce de dix. Mince! Pour briser la glace je souris et lui dis d'un ton jovial que "ah, mais c'est que la pièce de bronze brillait comme celles en argent, surtout avec ce néon, juste au dessus ahaha" en rectifiant
mon erreur. Et il me répond , totalement inexpressif, tel un automate, la phrase de clôture "Aligatô gozaimashita" ("Je vous remercie", derniers mots d'un vendeur japonais à son client). Serais-je donc si masochiste à chercher encore, après tant d'années au Japon une once d'humour complice chez un vendeur? J'ai décidé que c'était vraiment la dernière fois... Je n'ai pas du tout le goût à ce qu'on me ferme des portes sur le nez.
Après ma consultation d'un contrôle de routine dans un grand hôpital, je me rends à la caisse. Ce jour-là, il y avait énormément de monde, du jamais vu pour moi depuis les quatre années que je le fréquente, avec pour conséquence de longues périodes d'attente tout à fait inhabituelles. Une femme vêtue de blanc, un masque chirurgical lui écrasant tout le bas du visage me sert. Je lui demande au passage si cela est dû au hasard ou s'il se passe quelque chose de spécial ce jour pour qu'il y ait autant de gens. Même scénario qu'avec la parfumeuse, ses yeux se plissent tout petits dans un ihihihihihi interminable, sa tête secouée comme un shaker par de rapides mouvements de haut en
bas, pour me dire quelques secondes plus tard avec hésitation que "oui, il y a du monde n'est-ce-pas?". "Oui, effectivement, comme je vous dis, mais se passe-t-il quelque chose de spécial aujourd'hui? Le temps, un événement, le jour de la semaine peut-être, le fruit du hasard?" Re ihihihihi, et je n'aurai pas de réponse à ma question pourtant on ne peut plus banale, mais qui impliquait probablement une prise de position, une spontanéité de sa part qu'elle gérait mal. Cela fait bien longtemps que j'ai noté cette tendance chez les Japonais, mais nous atteignons là des sommets inimaginables.
Sa réaction aurait probablement été semblable si je l'avais questionnée par exemple... à propos du nombre de ses rapports sexuels hebdomadaires,... ou annuels!
Une chaine d'hôtels a ouvert, il y a quelque temps dans le pays, du nom de Hen na Hotel. Les réceptionnistes sont des robots humanoïdes. Une grande première mondiale, et cela ne m'étonne pas, mais alors pas du tout que ce soit au Japon, dans cette société de fichus clones inexpressifs programmés pour déblatérer des phrases stéréotypées, où l'individu, l'humain n'a pas sa place.
Je me souviens avec nostalgie de cet été, dans un Monoprix de France où j'avais acheté un shampooing et un démêlant au coco et à l'argan aux parfums gourmands. La vendeuse, en les encaissant me sourit et me dit que mes produits ont l'air bien. Elle me demande alors si elle peut ouvrir les capuchons pour les sentir. Elle m'avoue adorer ces odeurs qui ressemblent à des huiles solaires... Une petite complicité s'installe, nous échangeons quelques phrases, sourires, pour nous souhaiter une bonne journée. Au Japon, une telle situation relève de l'utopie.
J'avais déjà dit préférer le service japonais, rassurant, sans heurts, efficace et respectueux...mais aujourd'hui, je ne sais plus... Jusqu'au jour où je me referais mal servir en France?
Accepter ce que l'on ne peut changer... puisque j'ai choisi le Japon, meilleur compromis pour moi comme pays de résidence.
J'ai passé le week-end à lâcher prise au bord de la mer, dans ses embruns, le bruit lourd et mousseux des longues vagues qui tombent sur la grève. Au crépuscule j'ai couru dans le vent salé, fait naître des bulles de savon, légères, précieuses, éphémères, sur la silhouette du mont Fuji, toute petite, de l'autre côté de la baie.
Kansaijin
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Une année de ma vie au Japon - Mon exil
Ce fut pour Anna Fujimoto comme une intuition, une évidence, elle voulait faire sa vie au Japon. Voici donc une année de son existence au cœur du pays du soleil levant, une drôle de "planète" ...
https://www.edilivre.com/une-annee-de-ma-vie-au-japon-mon-exil-anna-fujimoto.html/